Décembre 2019

Jongno. Il n’était pas rare de voir un grand Chinois élancé traîner dans les rues de cette petite citée historique au sein de la ville moderne qu’était Séoul. Une fois la nuit tombée ou même pendant le jour, il semblait toujours y être attiré d’une façon ou d’une autre. Ça lui rappelait à chaque fois que leur mission prenait ses racines dans une époque qui était révolue depuis longtemps déjà… et que certains de ceux qu’il rencontrait pour ses missions l’avaient pour leur part connue, cette même époque si loin derrière eux. Ça l’aurait presque rendu nostalgique de ce qu’il n’avait pas connu que de se tenir devant le palais impérial qui abritait les quartiers généraux de l’Ordre. Mais cette nuit, Hua Feng n’était pas là pour perdre son temps devant le palais. Il était dans un autre coin de l’arrondissement historique de Séoul.

Il venait plutôt de franchir la porte d’un monde fort différent de ce que l’Ordre lui offrait : un établissement dont la majeure partie de la clientèle ne pouvait cacher son état inhumain à ses yeux habiles. Rien que la façon dont les têtes s’étaient tournées vers lui lorsqu’il était entré donnait un excellent indice. Ceux-là ne voyaient pas très souvent des hommes fréquenter les rues de Séoul sans avoir, dans leurs veines, Crysalis qui s’y lovait insidieusement. Et surtout pas fréquenter un établissement qui, tout le monde le savait, était possédé par un des rares très anciens vampires du coin. Mais Hua Feng y venait presque souvent. C’est-à-dire que c’était un lieu assez intéressant pour donner rendez-vous ou prendre contact avec un vampire. Du moins, avec ceux qui ne traînaient pas dans les lieux mal famés à longueur de nuit…

Le Chinois s’assoit dans un coin sombre, sur une banquette au look ancien, mais confortable malgré tout. Il a un petit signe de la tête pour le délicat serveur qui était en poste cette nuit, demande muette de lui amener à boire. Celui-ci s’approche et Hua Feng prononce le nom d’un alcool chinois avant de reporter son attention sur l’endroit et ceux qui avaient décidé d’y passer la nuit ou du moins, une partie de leur nuit au minimum. Pour le moment, celui qu’il cherchait n’était pas là, mais quelque chose lui disait que ça ne saurait tarder. Et s’il se trompait, il reviendrait demain et après-demain et le jour d’après… Hua Feng était patient et persévérant. Souvent un peu trop pour ceux qu’il devait contacter et qui n’avaient pas envie de parler à l’Ordre pour autant.

Son verre est posé devant lui. Mais la main qu’il observe est différente et ne peut appartenir au petit serveur. Un teint caramel, de longs doigts gracieux mais masculins, bagués… Pas du toc, de toute évidence. Pas un mot n’est prononcé et Hua Feng observe encore son verre lorsqu’il prend la parole. Mais avant toute chose, il le prend et en boit une gorgée.

« Merci, Yuan. », fait-il simplement avant de finalement relever la tête pour apercevoir le propriétaire des lieux, enveloppé comme toujours dans cette belle aura qui lui donnait une grandeur que bien des vampires ne possédaient pas, quoique ce ne fut pas faute de le désirer. « Je ne suis pas ici pour toi, ce soir. »

Hua Feng était homme de peu de mots et rares étaient les quiproquos avec lui. Il allait plutôt droit au but. Néanmoins, il ne chasse pas Yuan. Si le vampire veut bien lui tenir compagnie, il attirera moins l’attention des vampires autour, ironiquement. Peut-être leur curiosité, certes. Mais pas leur envie ou leur répugnance, selon si oui ou non ils reconnaissaient son appartenance à l’Ordre de la Sphère Céleste. Son pendentif était sagement glissé sous son t-shirt, mais il connaissait certaines têtes ici et les rumeurs allaient vite.

« Avais-tu besoin de t’adresser à nous ? », demande-t-il finalement, quittant un instant la salle du regard pour en revenir à Yuan. Il fallait s’adresser à un vampire de presque deux millénaires pour comprendre l’attrait qu’une telle personne pouvait avoir, même sans mot dire. C’était presque une expérience en soi. « Je devrai quitter si celui que je cherche arrive. Mais tu peux commencer à m’en parler si tu veux. Et je reviendrai dès que je pourrai. »

Yuan était de ces interlocuteurs qui avaient la préférence des membres de l’Ordre, en général. Il n’était pas difficile. Il suffisait de le respecter. Mais c’est vrai que ce n’était pas à la portée du premier idiot venu…

Yuan n’était pas « toujours » à la Lanterne Bleue… Mais il était vrai de dire qu’il y passait néanmoins le plus clair de son temps. Souvent en tête à tête avec lui-même à une table reculée, plateau de go en face de lui, jouant de manière plus agressive que ce que son tempérament naturel ne semblait vouloir laissé transparaître. De sa place, rien de ce qui se passait à la Lanterne Bleue ne pouvait lui échappé… Et surtout pas l’entrée d’un membre de l’Ordre de la Sphère Céleste auquel il auquel il avait déjà eu à faire. Un bel homme certes… Grand, avec des épaules carrés, un self control qu’il était le premier à louanger et ce petit air sévère ou pincé qui habitait l’océan froid de ses beaux yeux noirs.

Posant une pierre supplémentaire sur le goban Yuan finit toutefois par se lever pour aller lui même au bar, récupérer auprès d’une de ses protégées le breuvage chinois commandé par l’autre homme. Il en commande même deux et une fois les verres en main il s’approche de la table de Hua Feng, déposant le verre du chinois en face de lui, ne le surprenant même pas, au final. Et lorsque le très jeune homme l’informe ne pas être là « pour lui », Yuan fait remarquer :

« Tu dis presque ça comme si c’était une faveur. »

Il ne savait pas si ça l’ennuyait ou s’il trouvait ça un tant soit peu amusant. Intéressant au minimum. Yuan vient se glisser sur la banquette qui fait face à Hua Feng, ignorant pour l’heure sa question dont la réponse se résumait à un bref « non ». Il ne demandait jamais rien à l’Ordre et ne le referait qu’en cas d’extrême nécessité. Disons que s’il était familier de leurs membres, de leurs méthodes… Le passé avait laissé sa place à la méfiance. A la défiance même.

« Tu crois que tu peux me mettre en stand by ? »

Cette fois c’était sûr : il avait moyennement apprécié avoir le rôle du second pion. Le négligeable qui passait après la mission principale. La quête bonus, en quelque sorte. Yuan était un brin vaniteux sûrement, quoi qu’il en faisait assez peu usage… Mais il pouvait se le permettre autant de part sa grande longévité que par sa place au sein de la société… Non ? Ne serait-ce même que parce qu’il était le propriétaire des lieux.

« Rassure-toi je n’ai rien à demander à l’Ordre. J’aime autant n’avoir rien à vous devoir. »

A une époque il leur avait dû la vie. Mais il avait assez longtemps, par naïveté peut-être, par honneur plus probablement, suivit leur plan pour estimer avoir très largement payé sa dette.

Yuan porte son verre à ses lèvres, les humectant à peine. L’alcool de riz était comme crépitant sur ses lèvres. Il appréciait d’autant mieux les bons alcools qu’il en consommait peu, pour éviter tout problème biologique, disons. Son regard se pose sur son verre qu’il faut tourner sur la table, entre ses doigts… Et il concède :

« Ce qui me manque le plus, avec les bons alcools comme celui-ci, c’est de ne plus en avoir l’ivresse. »

On pouvait probablement saouler un vampire mais quelle quantités faudrait-il alors ? Leur corps n’était probablement pas fait pour en ingurgiter autant. Bref. Son regard remonte sur Hua Feng en face de lui.

« On peut savoir qui tu es venu voir ? »

Qui avait la primeur -ou le déplaisir, c’était souvent le cas- de cet entretient ? Yuan connaissait assez l’Ordre à présent pour en reconnaître de bons éléments. Des personnes précieuses. Xiao Hua Feng était de ces hommes qu’ils mettaient en avant, sur qui le mépris des autres semblait pouvoir glisser. D’ailleurs, penchant la tête sur le côté, étudiant de près l’homme sans aucune retenue, Yuan ajoute finalement :

« Je me demande à quoi peut avoir ressembler la vie d’un homme qui semble n’accorder d’importance à rien d’autre qu’à sa mission, avant qu’il ait la révélation de devoir la remplir. »

Et de fait, curieux :

« Membre par le sang ou pièce rapportée à l’échiquier ? »

Ca n’avait rien d’une insulte. Il se demandait simplement si l’idéologie lui avait été légué en héritage ou offerte plus tard… Disons que si à son époque on était homme de de l’Ordre de père en fils, le monde moderne avait quelque peu dilué la « pureté » du sang. Entre ceux qui mourraient et ceux qui finissaient un jour par quitter les rangs de la Sphère Céleste, s’il n’y avait pas eu de sang neuf le résultat après près de 2000 ans n’aurait pas été beau à voir. Et il n’y avait rien de consanguin, de repoussant ni même d’un peu écœurant chez cet homme là.

Hua Feng étouffe un de ses rares demi-sourires dans une gorgée de ce délicieux alcool chinois. Il n’avait pas toujours les moyens de s’en payer, mais il se faisait parfois un petit plaisir dans ce genre-là… Et il voyait que Yuan avait opté pour le même breuvage. C’était lui qui lui avait fait connaître cet alcool. Pour ses papilles pas très développées à ce niveau, on eût dit un alcool de luxe. Ce n’était peut-être pas le cas. Il n’avait jamais vraiment demandé.

« Ce n’est pas une faveur. », répond finalement Hua Feng tout en reposant le verre, faisant doucement tourner l’objet de gauche à droite pour remuer un peu l’alcool à l’intérieur, lequel attirait les reflets de la luminosité tamisée de l’endroit. Son regard passe du liquide à son interlocuteur alors qu’il ajoute : « Tu sais que je suis toujours à ton service. »

Le petit frémissement qu’il sent dans la pièce lui prouve que certaines oreilles étaient tournées vers leur conversation, mais il n’en fait pas de cas. Ah, un membre de l’Ordre qui dit être aux ordres d’un vampire… Terrible, n’est-ce pas ? Mais Yuan savait qu’il taquinait en partie. Et que l’autre partie évoquait autre chose qu’un véritable asservissement. C’était plutôt du respect qui menait à l’écoute. Quant à le mettre en stand-by, Hua Feng n’avait pas une réponse qui plairait à 100% à Yuan.

« Ça dépend de la situation que tu me présentes et de celle à laquelle je suis déjà occupé. », répond-t-il simplement. Mais ça allait si bien à Yuan de se comporter en grand prince. Il se penche légèrement par-dessus la table, se plongeant un instant dans ce si beau regard étiré sur les tempes. « Nous préférons aussi ne rien te devoir. »

Il était très conscient de ce qu’était Yuan et de ce qu’il représentait dans le monde de la nuit. Ça ne lui aurait pas plût de lui devoir une faveur et il espérait que ça n’arriverait jamais. Hua Feng pose son regard sur le verre de l’autre homme lorsqu’il attire son attention dessus. Il observe les longs doigts fins et masculins qui le font lentement tourner, au rythme d’une réflexion plus personnelle.

« C’est vrai ? », demande Hua Feng sans que ce soit une question, plutôt pour marquer sa surprise. Il aurait cru que Yuan préférait garder les deux pieds sur terre. Mais ça avait quelque chose de charmant comme idée, un Yuan perdant juste un peu le sens des réalités. Il ne l’imaginait pas comme ayant l’alcool violent ou bruyant. « Je n’aime pas perdre le contrôle, moi. »

Non. Vraiment pas. Mais vu ce qu’il faisait de sa vie, on pouvait facilement comprendre pourquoi, non ? Pour ne pas être vite dépassé par les vampires qu’il affrontait, il devait garder ses sens affutés au possible. Quant à savoir qui il était venu voir, il secoue négativement la tête sans plus. Ce n’était pas une visite agréable et la conversation ne se ferait au milieu des autres vampires que si celui-là ne voulait pas sortir d’ici pour l’avoir. Quelque chose disait à Hua Feng qu’il allait sortir…

« Quelqu’un a fait des vagues ces derniers temps. », explique-t-il sans, en fait, rien expliquer du tout. « La nouvelle est très récente. Inutile de laisser traîner. »

Un vampire qui avait une goule à ses côtés. Et on disait qu’elle n’était pas consentante. Il voulait s’en assurer, mais il avait déjà croisé la goule en question et il était lui-même de cet avis. C’était dégoûtant. Mais il n’était pas trop tard pour intervenir. Quant à ses croyances et ses valeurs, il ne remet pas en doute le questionnement de Yuan, pouvant même le comprendre. Il boit à nouveau un peu de cet alcool agréable, son regard posé sur le propriétaire des lieux. Il y avait clairement compagnie plus désagréable…

« J’ai été cueillit dans les rues de Shanghai quand j’avais cinq ans. », explique-t-il brièvement. Pièce rapportée, donc. « Je suppose qu’à une époque, que tu as connue, je n’aurais jamais pu en être ? »

Il le savait, oui. Mais ça l’intéressait toujours d’entendre parler d’avant. Un avant qu’il avait du mal à imaginer tellement il était loin dans le passé et que Yuan avait pourtant vu de ses propres yeux.

« Une époque a eu ta préférence ? »

Il savait qu’elles avaient toutes leurs points positifs et leurs points négatifs. Il était plus facile de chérir le passé que le présent, aussi. Mais maintenant, Yuan avait beaucoup de « passé » à son actif…

C’était une façon élégante et flatteuse de dire les choses. D’ailleurs un petit sourire peut-être un brin complice se peint sur les lèvres de Yuan tandis qu’il porte son verre à ses lèvres sans rien ajouter à ce propos. C’était un petit jeu entre Hua Feng et lui probablement… Et les tensions que ça faisaient naître chez ceux tout autours d’eux n’était qu’un ricochet sans aucune importance de ce fameux petit jeu.

Quoi qu’il en soit le bel homme confirme qu’il devra peut-être prendre congé, à moins que leur conversation n’ait un degré d’importance qui surpasse son autre affaire. Et bien que Hua Feng en rajoute sur un point qu’ils avaient en commun, à savoir qu’ils ne voulaient rien avoir à se devoir, Yuan feint le désappointement et la déception tandis qu’il constate :

« Je pensais que j’étais toujours plus important pour toi. »

C’était aussi moindrement un petit jeu de charme sans conséquences. Hua Feng et lui étaient les pions d’un même grand échiquier. Cela pouvait vous séparer comme vous rapprocher et dans leur cas il y avait certainement un peu des deux. Une « attraction-répulsion » qui faisait son œuvre selon la politique et les évènements de l’actualité.

Bref. A propos de l’alcool Yuan acquiesce, confirmant la véracité de ce qu’il avait à dire à ce sujet. Il ressent néanmoins le besoin de tempérer ensuite :

« Je ne parle pas de perdre le contrôle de moi-même. Juste d’éprouver l’effet subtilement engourdissant de l’alcool. Celui qui réchauffe et anesthésie les douleurs. »

D’ailleurs à ce propos il ajoute :

« De mon vivant c’était presque un médicament à lui seul et pourtant à l’époque il n’avait rien à voir avec la qualité de celui que l’on sert aujourd’hui. »

Et sur un ton un peu moins sérieux, revenant tremper ses lèvres dans son verre, Yuan taquine :

« Ca ne manquerait ni de sel ni d’intérêt de voir ce qu’un peu d’ivresse pourrait te faire. »

Le si droit et si placide Xiao Hua Feng se laissant aller à quelques rougeurs sur le haut de ses pommettes, quelques sourires dénués de raison et quelques mots fourchant sur sa langue… !

La plaisanterie est de courte durée néanmoins puisque même s’il reste plus qu’évasif, Hua Feng lui parle de ce qui l’amène au bar. Pas une affaire réellement réjouissante… Et parce que forcément son intérêt est potentiellement piqué :

« Un vampire ? »

Ou un homme ? Si l’on parlait d’un chasseur il allait passer son tour. Certes la curiosité serait toujours là mais à la limite ce n’était « pas son problème ». Si l’on parlait de vampire par contre… C’était différent et ce pour des raisons évidentes.

Yuan se pose plus confortablement dans sa banquette, les yeux toujours posés sur Hua Feng comme pour en étudier chaque trait. Pourtant à force il les connaissait par cœur. Il retrouvait chez lui quelques notes de ce pays qu’ils avaient en commun. D’ailleurs un sourire spontané passe brièvement sur les lèvres de Yuan alors que Hua Feng évoque Shanghai. Il hoche néanmoins positivement la tête pour confirmer :

« Tu serais resté à la rue je suppose. De ce temps là, c’était comme un héritage du sang. »

L’Ordre était une idéologie qu’on se transmettait de père en fils, de mère en fille.

« Mais l’ouverture était inévitable. »

Pour plein de bonnes raisons auxquelles il avait déjà pensé.

« Qu’est-ce que tu serais devenu à ton avis si l’Ordre n’était pas intervenu ? »

Est-ce qu’il s’était seulement déjà posé la question ? Peut-être qu’il n’aurait pas passé l’hiver mais peut-être qu’il serait devenu quelqu’un de complètement différent. En bien ou en mal d’ailleurs. Mais même là on pouvait dire que Hua Feng avait été embarqué dans une question d’équilibre. Se penchant légèrement par dessus la table, Yuan fait remarquer :

« Peut-être que tu serais des nôtres aujourd’hui. »

Un vampire. Qui pouvait prédire ?

Yuan lève une main à la question suivante en revanche, incapable d’en citer une en particulier. Il en avait passé plusieurs et pour être honnête :

« Chaque époque a eu un nom bien plus tard. Sur le moment ce n’était jamais que le présent pour moi. »

De reconnaître :

« Je fais la différence aujourd’hui sur un plan strictement historique. Mais ce n’est pas tout à fait de l’histoire pour moi. Plutôt des souvenirs. Ce sont eux qui m’ont marqués plus que l’époque à laquelle ils ont eu lieu. »

Il songeait à la femme qu'il avait épousé, aux enfants qu'il avait eu de son vivant, au fils qu’il avait engendré bien avant la jeune femme au bar. Aux « croisades » chinoises. Aux trois royaumes… Sa vie avait été jalonnée de guerres. De fait :

« Si c’est la paix qui doit m’inspirer alors c’est cette époque-ci que je préfère. »

Malgré les conflits liés à la grande révélation. Malgré la Crysalis. La paix n’y avait malgré tout pas la même saveur d’insécurité. Elle demeurait un peu plus solide…

« Laquelle tu aurais aimé vivre ou connaître ? »

Hua Feng lève à nouveau le verre à ses lèvres, son regard ne quittant pas Yuan cette fois. Un regard amusé, même rieur, bien que ses lèvres restent sérieuses cette fois. Il soutient celui joliment fardé de son vis-à-vis alors que ce dernier… flirt ? C’était presque trop direct comme façon de le dire et pourtant, c’était jouer les aveugles de le nier. C’était un jeu dangereux, bien que Hua Feng soit profondément convaincu que Yuan ne le soit pas. Dangereux. Pas pour lui et certainement pas pour ceux qui lui donnaient une sacrée bonne raison de l’être. Ce qui ne changeait rien au fait qu’il n’avait jamais osé flirter avec un vampire jusque-là. Mais celui-là…

« L’admettre serait perdre la moitié de l’intérêt que tu m’accordes. », déclare sobrement Hua Feng tout en arquant ce sourcil fourni qui possédait néanmoins une petite ligne blanche dépourvue de poils, cicatrice lui rappelant le jour où il aurait pu perdre un œil en étant à peine plus malchanceux. Il repose son verre, glissant son pouce contre le rebord pour y récolter une petite bille liquide qui glissait en dehors de celui-ci. « Quand j’étais petit, je croyais que tous les vampires avaient le teint pâle ou éteint. Certains semblent encore caramélisés par le soleil, finalement… »

Allez savoir pourquoi ça lui revenait en tête, soudainement. Peut-être parce qu’à chaque fois qu’il revoyait Yuan, il ne pouvait qu’admirer cet épiderme doré. Il devait vite prendre quelques teintes sous le soleil, à l’époque où il pouvait encore en profiter. Le vampire lui explique ensuite ce qu’il entendait par effets de l’alcool. En effet… ça semblait un peu plus raisonnable, même si Hua Feng n’aurait pas été rassuré d’être dans cet état malgré tout.

« L’amour charnel a des effets semblables. », fait-il remarquer, son regard ancré dans celui de Yuan, sérieux et pas intimidé par la conversation. Il savait de toute façon qu’elle ne deviendra probablement pas plus sérieux, ni plus poussée. Ils gardaient toujours les choses gérables entre eux. Tout public… Quant à l’effet sur lui, Hua Feng a un petit soupir. « Tu pourrais trouver l’expérience plus ennuyante que prévu. Je ne deviens pas plus bavard. »

Peut-être plus entreprenant, par contre. Encore faut-il qu’il le désire vraiment ! Mais du coup, il se demande un peu ce qu’il pouvait avoir comme effet sur Yuan ! Il ne le verrait probablement jamais, parce qu’ingurgiter une telle quantité d’alcool lui ferait des dommages qui n’en valaient pas la peine. Le sujet est plus sérieux à la suite néanmoins et Hua Feng opine brièvement. Oui. Un vampire.

« Les murs ont des oreilles. ». Comme on dit. Il ne voulait pas expliquer les raisons du pourquoi et du comment à cause de ces oreilles trop affutées qui traînaient. Mais si Yuan lui offrait un peu plus de discrétion plus tard, il lui expliquerait un peu plus en détail. En tant que membre du Conseil des Cinq, Yuan avait quand même cet avantage. Hua Feng le respectait et lui faisait suffisamment confiance, du moins en ces temps, pour lui offrir une certaine collaboration. « Nous en parlerons plus tard. »

Son regard quitte Yuan. Sûrement à contrecoeur, mais lui n’entendait pas sa proie entrer aussi clairement qu’un vampire l’aurait fait alors qu’il observe, conscient que le regard du propriétaire l’étudiait toujours sous toutes ses coutures et ne détestant pas ça. Il a un petit « hm » bref lorsqu’il ne prend pas de gants pour lui dire qu’il serait resté à la rue. En effet. Ça aurait été le cas. Mais forcément, pour survivre, l’Ordre a dû s’ouvrir. Ça n’avait pas dû faire plaisir à plusieurs d’entre eux mais à long terme, ça avait été bénéfique. La suite a le don de ramener toute son attention, même celle visuelle, sur Yuan néanmoins…

« Oui. Peut-être que si j’avais survécu assez longtemps, je serais devenu l’un d’entre vous. », convient-t-il calmement. Ça ne lui faisait pas peur. Ça ne le révoltait pas. Pour autant, Hua Feng ne le désirait pas. « Ou bien je serais mort. De froid, de faim, sous les crocs d’un des tiens… »

Difficile de prédire. Tellement d’issues auraient été possible mais la meilleure lui avait été offerte sur un plateau d’argent et il en était reconnaissant à l’Ordre. La main gracieuse qui s’élève dans les airs attire brièvement son regard. C’en suit une explication intéressante, voire même fascinante sur les âges qu’a connu Yuan. Quand on y pensait bien… il est vrai que ces époques devaient être abordées différemment…

« Je comprends ce que tu veux dire. Mais je n’y avais jamais pensé avant maintenant. », murmure Hua Feng, encore vaguement songeur. Il prend une petite inspiration à la suite, réfléchissant. Il n’offrait jamais de réponse à demi pesées. « J’oserais dire l’ère des grandes guerres, même si c’est une réponse idiote. Je suis un guerrier. J’aurais aimé voir ceux qui ont pavé la voie. Je dois faire pâle figure à leurs côtés. Mais la vie devait être dure. La guerre pose sa marque sur les hommes. »

Inutile de dire qu’il ignorait certaines parties du passé de Yuan. Il aurait pu savoir. Lire dans les dossiers, dans les archives. Mais il ne l’avait pas fait en partie par respect, en partie parce qu’il n’avait pas eu besoin de ces connaissances pour ses missions.

Yuan n’avait pas répondu, se contentant d’un petit sourire en coin entre deux gorgées à peine lapées de son verre. Il avait même fini par avoir un petit clin d’œil joueur pour le membre de l’Ordre, ne niant ni ne confirmant cette information ! Ce soir Yuan était d’humeur relativement détendue et bon enfant ! Il était plus généralement morose ou simplement dans sa bulle. Le hasard qui avait fait pousser la porte de son établissement à Hua Feng ce soir tombait bien, en quelque sorte.

Il se mérite un compliment ensuite et Yuan repose son verre sur la table, amusé par cette réflexion. Néanmoins la culture populaire humaine n’avait jamais manqué d’imagination lorsqu’il avait fallu dépeindre ceux de sa race. Et le genre humain n’avait pas réellement soupçonné avant la grande révélation de 1919 que la source de leur inspiration touchait du bout du doigt une vérité qu’ils jugeraient plus tard terrible…

« On dit aussi que l’on dégage une aura terriblement séductrice, un peu comme des sirènes d’un nouveau genre. Je suppose qu’il faut composer la part du vrai et du faux dans toutes les affirmations. »

Ils étaient à mi-chemin de cette image tantôt très négative, tantôt trop enjôleuse, de la vérité. Quant aux effets de l’alcool -et de l’amour- Yuan s’amuse de cette réponse.

« C’est une invitation ? »

Ce n’en était pas une à ce stade, ils le savaient tous les deux. Mais la perche avait été tendue et il s’en était saisit par jeu, peut être par ennui ce soir. A force de jouer tout seul dans son coin ou de rester dans sa bulle, toute bonne distraction comme celle que la présence de Xiao lui offrait était bonne à prendre… ! Quoi qu’il en soit, Yuan se défend des intentions que l’homme lui donnait peut-être :

« Je n’osais pas l’espérer. Même si ça n’aurait probablement pas manqué d’intérêt. »

Et de faire remarquer :

« A quoi bon de toute façon puisque lorsque je te pose simplement une question tu daignes y répondre ? »

Sans doute aussi le devait-il au fait que ses questions étaient rarement indiscrètes. Yuan avait une pudeur naturelle qui lui restait de son vivant, dans une époque où il était de très bon ton d’en avoir beaucoup même !

« De quoi faire palpiter un peu ton cœur, peut-être. »

Et dans la continuité, faire circuler dans ses veines un sang propre de la présence de toute Crysalis. Parce que Hua Feng n’avait jamais -en sa présence en tout cas- transporté cette odeur d’amande amère si particulière qui appartenait aux « vaccinés » d’une nuit.

L’homme en face de lui botte en touche à propos de ce qui l’amenait et sa façon d’être est éloquente : ils parlaient donc d’un vampire. Visiblement il ne serait pas tenu dans l’ignorance et Yuan acquiesce donc simplement à la promesse d’y revenir « plus tard ». Il n’oublierait pas.

Ils mettent Séoul en bouteille dans la suite de leur conversation, la voix calme mais rythmée de Hua Feng faisant le détail de ce qui aurait pu lui arriver.

« Quelle façon négative de voir les choses… »

Yuan récupère son verre, en vidant le contenu restant.

« Les hommes pessimistes vivent moins longtemps, tu sais ? »

Il se demandait soudainement quelle était l’espérance d’un membre de l’Ordre dont le rôle était de s’interposer entre les vampires et les hommes. De les affronter l’un et l’autre… Probablement que les statistiques ne donnaient pas beaucoup en leur faveur.

La suite lui prouve ensuite une chose qu’il n’avait jamais imaginé : Hua Feng n’était pas spécialement renseigné sur lui. Enfin…

« Tu n’as pas lu un de ces dossiers secrets que vous devez avoir sur moi ? »

Il ne pêchait pas par orgueil. Yuan se doutait juste bien que chaque vampire avait son petit dossier dans cet ordre ancestral. A plus forte raison si comme lui ils avaient traversé les époques et conquis certains postes.

« Ou alors tu feins bien. »

Simple constatation. Hua Feng devait être un très bon joueur de poker ! Même les battements de son cœur ne perdaient pas de leur belle régularité.

« J’ai été soldat toute ma vie. »

Et de demander, curieux, penchant légèrement la tête sur le côté :

« Qu’est-ce que tu croyais que je pouvais bien faire de mon vivant ? Et pendant les 1800 longues années qui nous séparent de cette époque ? »

Connaissait-il seulement ce chiffre étourdissant ?

« Oui. Il y a une part de vérité et de mensonge dans tout. », convient Hua Feng. Ça aurait pu facilement devenir une critique… mais au contraire. Il fait légèrement tourner le liquide dans son verre, puis en prend une gorgée avant d’ajouter : « Les sirènes de la mythologie grecques sont incroyablement laides. Je suppose que la définition devra donc s’arrêter à l’envoûtement surnaturel. »

Parce que Yuan était indéniablement un homme d’une très, très grande beauté. Et personne ici ne pouvait affirmer le contraire, goûts personnels ou pas. Il ne répond pas à propos de l’invitation, toutefois. Ça commençait à être un peu trop vrai pour continuer à flirter trop franchement avec le danger, à ce stade. Et Yuan lui-même semblait être du même avis que lui. Ils échangent d’ailleurs un regard éloquent et amusé, Hua Feng en revient à son verre. Comment se pouvait-il qu’ils se comprennent parfois en un regard ? Hua Feng ne savait pas, mais il se doutait que ça faisait une petite partie du charme que Yuan avait pour lui. Parce que des vampires séduisants et ayant une vieille âme magnétique, il en avait croisé quelques autres. Jamais aucun qui ne lui arrive à la cheville, étonnamment. Et c’était peut-être une des raisons…

Quant aux questions que Yuan lui posaient et qui trouvaient sensiblement toujours réponse, il hausse lentement ses épaules larges. Il ne pouvait pas nier. C’était le cas.

« Tu poses peut-être les bonnes questions. », propose-t-il. Parce qu’ils étaient nombreux à être frustrés quand ils avaient une conversation avec lui. Demandez-le à ce chasseur qu’il avait croisé presque partout où il allait ces derniers temps ! Quant à son cœur, ça l’amuse. Ça n’aurait pas été le cas si le vampire en question avait été n’importe qui sauf Yuan, il le réalisait bien. « Ils sont rares à entrer ici sans Crysalis dans le sang, n’est-ce pas ? »

Mais il savait que Yuan ne se servait pas comme s’il était au buffet. Il appréciait ce respect. Par contre, il arque les sourcils à la suite. Pessimiste, lui ?

« C’est la deuxième fois cette semaine qu’on m’accuse de pessimisme. Je vais finir par me poser des questions. », déclare-t-il sur le ton de l’homme qui ne comptait en fait pas se poser de questions à ce sujet. D’ailleurs, il allait offrir la même réponse à Yuan que celle qu’il avait fait à Yamaguchi. « Je ne suis pas pessimiste. Je suis réaliste. Au contraire, je me trouve plutôt chanceux d’avoir échappé à ce sort. Quelles étaient les chances ? »

Il avait définitivement tiré le bon lot au loto. Et il ne croyait pas être encore arrivé au bout de sa vie, même s’il savait que lorsque ça arriverait, ce serait tout d’un coup et sans l’avoir attendu, sûrement. Vu la vie qu’il menait, ça pouvait difficilement être une mort de sa belle mort, comme on dit… Quant aux dossiers sûrement bien fournis sur Yuan, il a un petit moment de silence avant de finalement secouer négativement la tête. Il n’allait pas mentir pour ne pas avoir l’air de mentir, non plus…!

« Non. Je n’ai rien lu. Je ne sais que ce qu’on m’a dit de vive voix et c’est peu. », convient-il finalement. Il glisse doucement un pouce bagué contre le bord humide de son verre, émettant une brève musique cristalline avant de le porter à nouveau à ses lèvres, le terminant. Peut-être un peu trop vite, il réalisait. Yuan était un des rares qui pourrait sûrement le saouler sans qu’il s’en rende compte. Il allait devoir lever le pied. « Je n’ai aucune mission liée à toi. Je ne suis donc pas tenu de lire les informations archivées sur toi. Ma réussite se base beaucoup sur la confiance que certains hommes des deux milieux veulent bien me donner. J’essaie toujours d’honorer cette confiance. Tu es un des plus importants de mes contacts… »

Il ne voyait pas pourquoi il mentirait à ce sujet. Yuan le savait déjà sans même qu’il ait besoin de le dire. Par contre, il est surpris, c’est vrai. Il observe Yuan, intéressé par ces informations.

« Soldat ? », demande-t-il sans que ça ait besoin d’une réponse. C’était pour marquer sa surprise. Soldat, donc… « Les arts martiaux traditionnels…? »

Il a un petit sourire en pensant à sa propre pratique de l’art auquel il avait été initié et même plus que ça.

« Je suis ceinture noire de wushu. », explique-t-il, laissant pour le moment de côté les explications sur la façon dont il avait « dénaturé » l’art en utilisant aussi des techniques de la rue pour se battre. Ça rendait ses maîtres complètement dingues ! « Je ne pensais rien. 1800 ans, c’est loin en arrière pour toi. Ça l’est encore plus pour moi. J’ai parfois du mal à vraiment m’imaginer ce que c’était. Ce qu’on homme pouvait y faire pour vivre. Peut-être que je t’aurais vu couturier d’élégants vêtements traditionnels. Ou possédant un endroit semblable à celui-ci… »

Vampires mis à part. Bref… Une question lui trotte en tête. Et il ose la poser.

« Tu as été marié ? »

Si Yuan ne voulait pas y répondre, il ne le ferait pas…

Yuan se contente d’un sourire et d’un mouvement de la tête pour saluer le compliment à demi déguisé. Il y avait peu de conversation qui pouvaient tirer de lui un peu d’intérêt. Souvent par sa propre faute, parce qu’il n’y mettait pas lui-même l’énergie qu’il devrait… Et d’autres fois parce que ça n’en méritait pas de toute façon. Avec Hua Feng la situation était aussi tendue qu’agréable. Ils n’étaient pas toujours d’accord et assez souvent il leur arrivait même de s’opposer. Yuan n’enviait pas le travail de cet homme-là… Celui de devoir négocier avec des hommes trop fougueux et des vampires qui avaient passés trop d’années à jouer les entêter pour changer réellement un jour. Il se comptait parmi ceux-là oui !

« C’est le plus joli compliment de la soirée. »

Celui qui louangeait sa personnalité et sa perspicacité plutôt que son physique même si son côté le plus coquet avait bu les paroles agréables qui avaient précédées ! Peut-être que c’était là le plus fin des stratagèmes de Hua Feng avec lui : caresser la bête dans le sens du poil. Mais tant qu’il n’y avait pas de trop gros enjeux, Yuan n’avait rien contre se laisser avoir par ce petit jeu de flatterie. C’était « de son temps » comme on dit.

Son regard parcourt le reste de la salle ensuite, comme s’il avait cherché à sonder l’ensemble des personnes suivantes avant d’en revenir aux prunelles sombres de l’homme en face de lui.

« Moins qu’ils ne pourraient l’être. Mais l’endroit est aussi réputé pour être une zone sans ingérence. »

De reconnaître toutefois :

« Il n’y en a. C’est toujours une surprise désagréable. »

Bien sûr ils n’avaient probablement pas le même avis sur la question. Mais curieux :

« Tu as déjà été sous Crysalis ? »

Et de fait, dans la même lignée :

« Et pourquoi ne l’es-tu pas le plus souvent ? »

Par idéologie ? Pour servir ses desseins professionnels ? Bref. Yuan ne répond pas à propos du pessimisme. C’était de toute façon une question de point de vue à ce stade. Lui trouvait aussi qu’il y avait un pourcentage de chance non négligeable pour qu’un autre destin pas moins extraordinaire ait attendu Hua Feng en bout de course. Mais ils ne le sauront jamais, ça ne servait probablement à rien de disserter dessus. Il fait seulement remarquer :

« Un réaliste. Ça heurte mon côté rêveur. »

Il blaguait, même si typiquement il était sans doute davantage rêveur que l’autre chinois ! Mais il avait eu son lot de période pas mal plus « réaliste » comme disait Hua Feng. Nouveau hochement de tête à propos des recherches que l’homme n’avait pas faites.

« J’aurais cru que tu prendrais tout ce que tu pourrais savoir au contraire. Ne dit-on pas « connait ton ennemi » ? »

Il ne sous-entendait pas qu’ils étaient ennemis. Mais prétendre de but en blanc qu’ils étaient amis aurait été tout aussi imprudent et inexact. Mais les arguments de Hua Feng se valent, même s’il n’irait pas prétendre qu’il aurait agit de la même façon.

« C’est tout à ton honneur. »

Yuan acquiesce encore à la question, qui était plus une répétition d’une information qu’il venait de donner.

« Dans l’armée de Shu. Puis mercenaire pour… Beaucoup d’empereurs à travers le temps et les époques. »

Né en pleine croisade des trois royaumes, disons qu’il avait vu la Chine passer dans de nombreuses mains, sans toujours approuver… Mais toujours en servant, malgré tout. Alors à propos du wushu :

« Je pratique une forme ancestrale du wushu. »

Et de convenir avec amusement :

« Ce ne serait pas inintéressant de confronter les deux. »

Il était supérieur à Hua Feng en expérience et en force… Mais les êtres humains avaient des trésors de ressources insoupçonnés que lui-même ne prétendait pas pouvoir mesurer. Il n’y avait qu’à voir les chasseurs capables d’affronter des vampires en un contre un… Ils partaient avec de lourds handicaps et pourtant aujourd’hui encore ils représentaient de réelles menaces.

L’amusement prend néanmoins le pas sur le reste ensuite aux suppositions de Hua Feng. Et honnêtement :

« Avoir le choix aujourd’hui : ça ne m’aurait pas déplut. »

Mais pour parler du lui « de l’époque » :

« Mais pendant très longtemps j’ai senti que ma place était sur le champ de bataille. Je pensais mourir au champ d’honneur, comme un vrai guerrier. »

Il était encore amer de cette désillusion malgré lui. D’ailleurs Yuan fait signe au barman qui était là ce soir. Une jolie petite chose avec une famille descendante d’une longue lignée de chasseurs… Il avait besoin d’un autre verre. D’ailleurs il fait signe qu’il a plutôt besoin de deux verres, histoire de boire accompagné ! Et pour le mariage :

« Hé bien, on arrive déjà aux questions personnelles ? »

Mais beau joueur, parce que Hua Feng avait su tirer son épingle du jeu il consent à répondre.

« J’ai été marié. A une femme magnifique qui m’a donné deux garçons vaillants. »

Et l’amertume s’était muée en quelque chose de déjà beaucoup plus triste…

« Et toi ? Prêt à faire quelques petits membres de l’Ordre qui viendront grossir les rangs ? »

Hua Feng n’allait pas fanfaronner parce que ça ne lui ressemblait guère, mais il est vrai qu’il ne détestait pas être celui qui avait le mieux flatté ce bel homme ce soir. Or, même si les compliments sur la plastique de Yuan devaient être chose courante, ceux concernant son esprit devaient être encore plus fréquents, non ? Il y avait de quoi admirer de ce côté-là… Quant à la réputation de la Lanterne Bleue, il n’était pas le savoir et ne contredit donc pas Yuan. Ils n’étaient néanmoins pas d’accord sur les bienfaits ou non de la Crysalis, évidemment. Hua Feng ne proteste pas, mais il jette un coup d’œil à Yuan qui en dit long. Il pouvait toutefois comprendre d’où leur divergence d’opinion venait, bien qu’il n’ait pas nécessairement envie d’en débattre. Ce serait futile. Plus une tentative de conversion de l’autre à une opinion plutôt qu’un réel échange. Hua Feng n’aimait pas ce genre d’argumentaire.

« Moi ? Non. Jamais. », répond-t-il simplement dans un premier temps. Mais Yuan invite à plus d’explications… et Hua Feng n’était pas trop avare de mots, ce soir. « Parce que mon métier est de gagner la confiance des chasseurs et des vampires. Les premiers ne savent pas que je ne suis pas sous Crysalis. Les seconds s’ouvrent plus facilement à moi si je ne l’utilise pas. Et je sais me défendre si c’est nécessaire. »

Même s’il était conscient que ce n’était pas aussi prudent que s’il s’injectait. Quant au côté rêveur de Yuan, ça l’amuse parce que c’était là quelque chose qu’il ne connaissait pas de l’autre homme ! Quant à connaître son ennemi, ça…

« Je ne nous pensais pas ennemis. », souligne Hua Feng avec peut-être un peu d’amusement malgré tout. Oh, il n’était pas idiot. Ils pouvaient le devenir du jour au lendemain. Mais depuis les quelques années qu’ils se connaissaient, ce n’était pas le cas. Ils avaient parfois été opposés, mais jamais ennemis. Et souvent alliés. « Nous parlerons des raisons pour lesquelles je préfère que tu t’ouvres à moi de toi-même une autre fois. »

C’était plus que là où il voulait aller cette nuit. Hua Feng n’était pas un grand bavard sur ses propres états d’âme et ça y touchait directement, que Yuan ne se fourvoie pas à ce sujet. Ça semblait plaire. Il pouvait comprendre… Lui non plus n’aurait pas nécessairement aimé qu’on aille chercher des informations confidentielles sur lui d’une autre façon qu’en lui demandant. Mais il y en avait beaucoup moins que sur Yuan, qui intéressait en général beaucoup plus qu’un simple membre de l’Ordre… Voilà néanmoins que le vampire s’ouvre à lui et intéressé malgré tout, Hua Feng écoute attentivement. Un soldat… et il avait continué même après sa mort. Ou sa renaissance. Peu importe comment il voulait le voir. Il avait donc une expérience intéressante.

« Ton expérience du champ de bataille est bien plus développée que la mienne. », fait-il remarquer, le reconnaissant sans se faire prier, mais ne s’en sentant pas diminué pour autant. Il était un bon guerrier et il savait gérer une équipe d’intervention. Le combat avait pourtant terriblement changé depuis l’époque où Yuan était soldat. Ça l’intéressait énormément. Il a un de ses rares rires canin à la suite. S’affronter ? « Ce serait un honneur. »

Alors apparemment, ce n’était que partie remise pour un petit entraînement commun… Il y avait clairement de l’intérêt de son côté à l’idée de voir Yuan pratiquer cet art martial qu’il connaissait si bien… et pourtant si mal quand on le comparait à ses origines, sûrement. Puis, voilà que le vampire ne se montre pas insulté par ses suppositions, au contraire. Ça amuse un peu Hua Feng, bien qu’il n’en montre rien.

« Tu n’en es pas moins un vrai guerrier. », assure-t-il simplement. Il était de ceux qui croyaient en la retraite du guerrier. « J’aimerais avoir la chance d’un jour prendre ma retraite plutôt que de mourir au combat. Mais cette dernière option ne me fait pas peur au point de faire de moi un mauvais guerrier. »

Ça venait sûrement en partie du besoin de repousser la peur que cette fierté qu’on insufflait aux guerriers à l’époque. De nos jours, ils étaient moins formés de cette façon. Pourtant, les membres de l’Ordre avec lesquels il faisait front commun avaient du courage à revendre. Mais encore une fois : ce n’était pas les mêmes guerres, ni les mêmes batailles… Puis, une question personnelle, certes. Elle trouve toutefois réponse et Hua Feng la ponctue lui-même d’une gorgée de ce verre qu’il n’avait pas demandé et qu’il n’aurait surtout pas dû boire.

« Désolé. Pour ta famille. », murmure-t-il. Il savait qu’elle n’avait pas suivi Yuan dans cette vie prolongée. Certes, de l’eau avait coulé sous les ponts. Mais, il aurait été insensible de ne pas reconnaître sa perte, selon lui. « Tes fils ont-ils assurés une descendance qui t’es connue encore aujourd’hui ? »

Quant à lui, il pousse un petit soupir, très grave soudainement. Nouvelle gorgée d’alcool. Cette fois parce qu’elle lui était presque aussi essentielle que l’oxygène sur cette question épineuse !

« Mes relations ont toujours été… compliquées. », convient-il sobrement. Disons-le comme ça… « Je ne suis clairement pas rendu au point de penser aux enfants. Je suis seul pour le moment. »

Certes, Apsara et lui s’entendaient toujours bien. Mais avec Hye Won, ça s’était terminé en quasi déclaration de guerre…

Jamais était en soit une bonne réponse lorsqu’on s’adressait à un vampire probablement. Bien sûr il fallait néanmoins composer avec le fait que « les bonnes raisons » de Hua Feng, même si elles étaient pertinentes, n’étaient pas celle que Yuan aimerait le plus. Lui trouvait qu’il s’agissait d’un produit contre-nature là où beaucoup d’hommes pensaient que le contre-nature venait des vampires eux-mêmes. C’était tout le mal que ça faisait à l’orgueil que de ne plus être le sommet de la chaîne alimentaire. Et Hua Feng ? Où pouvait-il en être de ce genre de réflexion, hm ?

Quant à déterminer s’ils étaient plutôt des amis ou des ennemis, Yuan laisse le serveur resservir leurs deux verres avant de se repencher sur la question, le temps de laisser s’écouler entre ses lèvres non plus un alcool tel qu’il s’en était glissé un dans le verre de Hua Feng mais un nectar qu’il n’aurait pas plus au membre de l’Ordre de goûter. Légèrement tiédit, à la « température du corps », le sang qui glisse sur sa langue puis le long de sa gorge vient brièvement redonner quelques couleurs à son visage et teinter très légèrement ses lèvres avant que le verre ne soit reposé sur la table entre eux.

« Oserais-tu prétendre que nous sommes amis alors ? »

Ou bien avait-il un autre qualificatif pour la relation qu’ils entretenaient ? Parfois si intime et d’autres fois si distante ? Yuan ballait l’air de la main ensuite. Il n’avait pas de « grands secrets » même s’il n’aimait pas pour autant se raconter non plus. Quant aux raisons, elles avaient sûrement tout de stratégiques.

« La manipulation a toujours été tout un art chez l’Ordre de la Sphère Céleste. »

Mais il n’y avait pas de réelle critique dans sa manière de le dire. Un peu d’amertume, ça oui… Mais ils n’en seraient pas là sans avoir su tirer les bonnes ficelles aux bons moments. C’était une preuve de force et de survie, surtout sachant qu’ils avaient toujours un peu tourné autour du monde vampirique. Eux avant tous les autres d’ailleurs.

Pour ce qui était des champs de bataille en revanche, Yuan revient tremper ses lèvres dans ce liquide vital qui collait aux parois de son verre avant de soupirer :

« Les champs de bataille d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec celles de l’époque. »

Aujourd’hui les guerres étaient chimiques, nucléaires, commandées informatiquement. N’était plus un puissant royaume celui qui avait les soldats les plus vifs, les plus fort, les plus expérimentés… Mais les nations qui avaient le plus les moyens d’investir dans la technologie. C’était là toute la limite de Yuan concernant son approbation de la modernité sans doute.

« Cette semaine ce n’est pas possible pour moi. Mais la suivante, peut-être ? »

Pour un entraînement commun ! Et si Hua Feng avait pu deviner à quel point il avait ensuite fait écho à ses pensées…

« J’aurais voulu mourir sur le champ de bataille. »

Et de convenir, après un bref flottement :

« Hé bien en réalité je dois dire que c’est ce que j’ai fait au moins une fois. Mais nous nous comprenons. »

Il aurait aimé y mourir « pour de vrai », en tant que soldat… Qu’il fût humain ou vivant à ce moment-là.

« C’est un grand regret pour moi. »

Cela étant dit, que Hua Feng n’interprète pas mal ce qu’il venait de dire…

« Mais je comprends l’aspiration à la paix aussi. C’est la voie que j’ai choisit en voie de secours lorsque la première s’est refermée pour de bon. »

Et ça faisait trois cents années que ça durait, plus ou moins. Yuan ne répond pas à propos de sa famille si ce n’est pour admettre, à propos de sa descendance :

« Je l’ignore. »

Il avait parfois été tenté de se renseigner mais il ne savait pas par où commencer et pour cause : il ne devait pas remonter l’arbre de sa généalogie mais le redescendre depuis sa branche la plus haute… Lui-même dans le cas présent ! Autant dire que c’était plus compliqué.

« Compliqué ? Voilà qui attise forcément ma curiosité. Qu’est-ce qu’il y a de compliqué ? »

Mais d’ajouter, pensif :

« Nous menons des vies trop incertaines pour songer à l’avenir je suppose. Même lorsque le temps n’est pas ce qui manque… »

« Non. »

Comme toujours, les réponses de Hua Feng étaient sans emphase et sans détour. Son regard sombre était planté dans celui de l’autre Chinois. Ils n’étaient pas amis. Ils n’étaient pas ennemis non plus. Ils auraient sûrement pu approfondir ces liens, mais ça leur semblait très déplacé à tous les deux présentement, n’est-ce pas ? Alors ils s’en tenaient à ce rien qui était pourtant beaucoup en même temps. Parce qu’ils ne restaient pas pile au milieu, non. Ils semblaient prendre un malin plaisir à vagabonder entre différents états qui n’avaient jamais de nom qui leur était propre. Ça rendrait fou un homme sain d’esprit, probablement. Ils avaient dû perdre le leur depuis longtemps déjà.

Toutefois, Hua Feng n’est pas d’accord avec ce qualificatif qu’attribue Yuan aux siens et le froncement de son sourcil autrefois blessé, maintenant simplement scarifié, le prouve à lui seul.

« Peut-être. Mais je ne considère pas ça précisément comme de la manipulation… », soulève le Chinois tout en portant le verre à ses lèvres, étouffant sa petite amertume dans une gorgée. « J’aurais plutôt parlé de respect. Je n’en semblais pourtant pas si loin, vu ta réaction quand j’ai parlé de ceux qui s’injectent… »

Il évitait de leur déplaire en les faisant passer pour de simples prédateurs dont il fallait se protéger. Il se reposait sur le bon sens et la droiture de la plupart d’entre eux pour seule protection. Ce n’était pas suffisant ? Il fallait aussi parler de manipulation ? Il n’y reste toutefois pas, comme souvent lorsqu’une conversation lui plaît moins. Il opine plutôt à propos de ces champs de bataille qui ont bien changé depuis l’époque où Yuan était lui-même soldat. Il se demandait pourquoi il n’avait pas continué dans cette voie, mais ne demande pas. Il supposait qu’il en avait été las. Ou que ça avait trop changé. Il comprenait. Ça le surprend que Yuan désire cet entraînement au point de trouver immédiatement une date. Ça l’amuse aussi. Mais il en avait tout autant envie, même si c’était peut-être de la folie.

« Mercredi prochain ? », propose-t-il simplement. Et même que : « Si tu as une grande pièce à l’abris du soleil, faisons ça en journée. »

Il était lui-même moins actif en journée. Ils auraient un peu plus de temps. Hua Feng est ensuite attentif. Le vampire lui confiait quelques regrets qui ne pouvaient appartenir qu’à ces anciens soldats qui désiraient la mort courageuse que seul le champ de bataille pouvait leur offrir. Ça le laisse réellement songeur, toute cette mentalité qui avait disparu d’un coup avec l’arrivée de la modernité. La nostalgie de l’autre homme était palpable à ce stade et il incline poliment la tête avant de boire une gorgée d’alcool. La dernière. Et Hua Feng se relève aussitôt. Parce que le sujet avait pris une direction qu’il ne comptait tout simplement pas aborder : celle de ses amours. C’était effectivement compliqué. Il lui semblait qu’il ne pouvait jamais choisir quelqu’un d’aussi neutre que lui. Vampire ou chasseuse. Voilà qu’il faisait des choix particuliers pour un homme qu’on vantait généralement comme étant sage.

« Je vais devoir te quitter, Yuan. », déclare-t-il simplement, sa voix profonde glissant à nouveau jusqu’aux oreilles du vampire après un long silence. « Voyons-nous mercredi prochain. »

Yuan avait déjà son numéro. À moins qu’il ne l’ait jeté depuis longtemps. Il le saurait rapidement, de toute évidence.

« Tu m’informeras de l’heure lorsque tu sauras. »

Sur ce, il s’incline brièvement sans lâcher Yuan du regard. Et comme souvent, il disparaît sans plus attendre. Parce que quand Hua Feng disait quelque chose, ce n’était pas pour faire son contraire ou pour le marquer d’une hésitation…